------------------------------------------------------------------

------------------------------------------------------------------

______________________________________________


______________________________________________

jeudi 14 avril 2011

#125


« Force est donc de constater qu'au nom d'une laïcité travestie, qui n'entretient que de lointains rapports avec la figue historique et juridique de la véritable laïcité, c'est autre chose qui se joue : l'invention d'un modèle républicain avant tout destiné à faire barrage à des demandes de reconnaissance et de justice émanant de catégories de la population qu'on soupçonne régulièrement de manquer de loyauté à l'égard des institutions et des valeurs nationales. Cet essentialisme laïc propose un cadre unitaire d'intégration des individus qui laisse peu de place au pluralisme. Ce modèle français est celui d'un libéralisme communautaire. On est libéraux, c'est-à-dire formalistes, individualistes, universalistes, à l'égard de tout ce qui pourrait constituer des communautés sur le sol national, de ce qu'on soupçonne toujours de vouloir engendrer du communautarisme. Il n'y a que l'individu qui compte, on met l'accent sur les libertés individuelles, mais c’est d’un libéralisme communautaire qu’il s’agit, puisqu’au niveau national, en revanche, on refait communauté au niveau républicain, et la république est la communauté de référence. D’où, d’ailleurs, le double registre d’argumentation mobilisé en permanence : une argumentation sur les libertés individuelles, une argumentation sur les libertés collectives. Dans cette argumentation, tantôt la laïcité est menacée par l’atteinte aux libertés individuelles et par un enrôlement des personnes dans une communauté, tantôt on dénonce l’atteinte aux valeurs collectives, celles qui fondent l’identité républicaine, avec, parfois une rhétorique qui consiste à passer de l’un à l’autre sans que le lien ne soit établi. Cette manière d’argumenter rappelle la phrase de la Fontaine à propos de la chauve-souris : “Je suis oiseau: voyez mes ailes ... - Je suis souris, vivent les rats!” Paradoxalement, alors même que l’essentialisme laïque ne cesse de dénoncer les dérives du communautarisme, il verse dans ce qu’on pourrait appeler un communautarisme national-républicain. »

Joël Roman, « Pourquoi la laïcité » in La République mise à nu par son immigration (sous la dir. de Nacira Guénif-Souilamas)

mardi 12 avril 2011

#124

barbarisme.

Midi au soleil. Je croque dans ma tartine tandis que ma voisine disserte sur les pigeons qui squattent le square, bon enfant, je participe de quelques rosseries sur la volaille qui ne risque pas de le prendre mal ; et puis de toute manière, je m’en fous : j’aime pas les pigeons. Et puis là, sans prévenir, elle m’arrose de cette remarque en pointant du nez l’homme qui, assis de l’autre coté du square, jette du pain en miette aux volatiles : « c’est bizarre, c’est bien la première fois que je vois un black donner à manger à des animaux ». Sans doute par cet anglicisme superflu voulait-elle dire un « Noir », mais pour qui comme moi est attentif à certains mots à leurs usages, cette euphémisation de la négritude ne surprend guère plus : la France coloniale à si bien trainé le mot Noir dans la fange que ses petits-enfants ne veulent plus user de ce mot sans recourir à l’hygiène des précautions oratoires. Moi, ne voyant pas où elle voulait en venir exactement, et sujet à la décadence prandiale, gribouille par conséquent quelques mots afin de changer de sujet. Elle, vaillante, s’enfonce, ou plutôt m’enfonce : « mais tu sais, chez eux, ils n’ont même pas de quoi nourrir leurs enfants, donc du coup… Et puis, les animaux là bas sont sauvages, donc ils peuvent se débrouiller seuls, donc ils ne comprennent pas pourquoi nous on donne à manger aux animaux, et au fond, ils ont raison… ». Devant toute la crasse de ce préjugé raciste bien intentionné — celui le nègre brave dans la misère, à l’instinct intact, au bon sens naturel qui lui révèle donc le fond des choses — mon estomac qui n’a pas réagi le moins du monde, semblait chercher à me dire, comme un certain Joubert, qu’il « y a des erreurs invincibles qu’il ne faut jamais attaquer ». Je me suis tu, et ne l’ai plus écouté jusqu’à ce que j’eus signe qu’elle avait changé de sujet.

Cela dit, cette impuissance face aux expressions du racisme les plus confiantes et les plus quotidiennes — je ne dis pas « ordinaires », parce que qualifier le racisme d’ordinaire est franchir l’ignoble pour le criminel — est une question épuisante pour bon nombre de mes amis antiracistes, qu’ils soient racisés ou blancs. D’autant plus épuisante quand on s’est ruiné à penser la question et à confronter la théorie à la pratique, tout en évitant les vieux pièges qui veulent que le racisme soit une « peur de l’Autre », « une fausse opinion » ou « un truc de beaufs », pour buter sur son caractère systémique et concret. J’y est donc pensé longtemps cette « scène », en me demandant ce que j’aurais pu bien dire pour lui répondre, sans résultat aucun, si ce n’est devoir « lui expliquer tout depuis le Big Bang », selon l’expression consacrée de mon ami Vincent. Mais voilà, surprise, je tombe sur cet extrait de l’Empire du langage, essai d’un jeune linguiste du nom de Laurent Dubreuil, qui a le mérite d’éclaircir la question (mais qui n’en reste pas moins sujet à caution) :

« Plutôt que de regrouper tous les énoncés douteux par principe sous la rubrique du néocolonialisme, plutôt que de réclamer une décolonisation des cerveaux sur le modèle de dénazification — distinguons. Il arrive que des propos trahissent moins un inconscient collectif qu’une absence de pensée. Exigence morale, chacun doit se défaire du verbiage et trouver le moyen de s’effectuer en parlant (au lieu de réciter le non-dit des pouvoirs). On ne se leurra pas, enfin, sur le rôle de la programmation sociale. Elle existe consubstantiellement à la société. La répression à ses degrés, qui ne se confondent pas. Cela dit, il ne sert à rien de rêver la société libre, il est périlleux de remplacer une prescription par une autre. Il ne faut pas plus métisser que décoloniser la pensée, mieux vaut se doter de conditions pour une pensée renouvelée, apprendre à se déprendre de l’hérité, puis inventer. »

mercredi 17 novembre 2010

#123

« Au fond, le Nègre n’a pas de vie pleine et autonome : c’est un objet bizarre ; il est réduit à une fonction parasite, celle de distraire les hommes blancs par son baroque vaguement menaçant : l’Afrique, c’est un guignol un peu dangereux »

Roland Barthes ; Bichon chez les Nègres in Mythologies.

jeudi 7 octobre 2010

#122

« Il n’est rien qui ne puisse se dire et l’on peut dire le rien. On peut tout énoncer dans la langue, c’est à dire dans les limites de la grammaticalité. On sait depuis Frege que les mots peuvent avoir un sens sa référer à rien. C’est-à-dire que la rigueur formelle peut masquer le décollage sémantique. Toutes les théologies religieuses et toutes les théodicées politiques ont tiré parti du fait que les capacités génératives de la langue peuvent excéder les limites de l’intuition ou de la vérification empirique pour produire des discours formellement corrects mais sémantiquement vides. »

Pierre Bourdieu ; Ce que parler veut dire.

« Le réel ne s’efface pas au profit de l’imaginaire, il s’efface au profit du plus réel que réel : l’Hyper-réel. Plus vraie que le vrai : telle est la simulation.

La présence ne s’efface pas devant l’absence, elle s’efface devant le redoublement de présence qui efface l’opposition de la présence et de l’absence.

Le vide lui ne s’efface pas devant le plein mais devant la répétition et la saturation — plus plein que le plein, telle est la réaction du corps dans l’obésité, du sexe dans l’obscénité, son abrécation du vide.

Le mouvement ne disparaît pas tant dans l’immobilité que dans la vitesse et l’accélération — dans le plus mobile que le mouvement si on peut dire, et qui porte celui-ci à l’extrême tout en le dénuant de sens.

La sexualité ne s’évanouit pas dans la sublimation, la répression et la morale, elle s’évanouit bien plus surement dans le sexuel que le sexe : le porno. L’hypersexuel contemporain de l’hyperréel.

Plus généralement les choses visibles ne prennent pas fin dans l’obscurité et le silence — elle s’évanouit dans le plus visible que le visible : l’obscénité. »

Jean Baudrillard ; Les stratégie fatales.

jeudi 9 septembre 2010

#121


« L’expérience de l’œuvre d’art comme immédiatement dotée de sens et de valeur est un effet de l’accord entre les deux faces de la même institution historique, l’habitus cultivé et le champ artistique, qui se fondent mutuellement : étant donné que l’œuvre d’art n’existe en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’objet symbolique doté de sens et de valeur, que si elle est appréhendée par des spectateurs dotés de la disposition et de la compétence esthétiques qu’elle exige tacitement, on peut dire que c’est œil de l’esthète qui constitue l’œuvre d’art comme telle, mais à condition de rappeler aussitôt qu’il ne peut le faire que dans la mesure où il est lui-même le produit d’une longue histoire collective, c’est à dire de l’invention progressive du « connaisseur », et individuelle, c’est à dire d’une fréquentation prolongée de l’œuvre d’art. Cette relation de causalité circulaire, celle de la croyance du sacré, caractérise toute institution qui ne peut fonctionner que si elle instituée à la fois dans l’objectivité d’un jeu social et dans les dispositions inclinant à l’entrée dans le jeu, à s’y intéresser. Les musées pourraient écrire à leurs frontons – mais ils n’ont pas à le faire tant cela va de soi – que nul n’entre ici s’il n’est amateur d’art. Le jeu fait l’illusio, l’investissement dans le jeu du joueur averti qui, doté du sens du jeu parce que fait par le jeu, joue le jeu et, par là, le fait exister. »

Pierre Bourdieu ; Les règles de l’art.

Terme visuel :

Michaël Borremans; The pupils (Merci Racha).

mardi 3 août 2010

#120


« Jamais nous n'aurons une définition complète du fascisme, parce qu'il est en constante évolution, montrant un visage nouveau chaque fois qu'il doit affronter une série donnée de problèmes, de menaces contre la prédominance de la classe dirigeante, traditionaliste et capitaliste »
George Jackson ; Du recul . Terme visuel : Chéri Samba; Le monde vomissant.

mardi 22 juin 2010

#115

« Dans la mesure où les appareils de contestation de multipliaient, le pouvoir lui-même, comme catégorie discursive, se divisait s'étendait comme une eau qui court partout. Chaque groupe oppositionnel devenant à son tour et à sa manière un groupe de pression et entonnant en son propre nom le discours même du pouvoir : le discours universel. Une sorte d'excitation morale a saisi les corps politiques : lors même qu'on revendiquait en faveur de la jouissance, c'était sur un ton comminatoire. On a vu ainsi la plupart des libérations postulées; celles de la société, de la culture, de l'art, de la sexualité; s'énoncer sous les espèces d'un discours de pouvoir : on se glorifiait de faire apparaitre ce qui avait été écrasé, sans voir ce que, par là, on écrasait ailleurs. »
Roland Barthes; Leçon inaugurale au Collège de France.

>

vendredi 18 juin 2010

#114


« Car, si les musulmans ne sont pas compatibles avec la France, que faut il en faire ? Les forcer à se convertir comme le firent les rois catholiques d’Espagne en 1492 ? Les expulser ? Mais que faire des millions de Français musulmans ? Les déchoir de leur citoyenneté comme le firent les allemands avec les juifs dans les années 30 ? Les parquer dans des camps de concentration comme le firent les États-unis avec les citoyens d’origine japonaise pendant la Deuxième Guerre mondiale ? Si la France est en guerre avec les musulmans, faut il envoyer l’armée « pacifier » les ghettos comme elle a pacifié les Aurès et la Mitidja, en Algérie, dans les années 50 ? Les guerriers de la civilisation occidentale se gardent bien de répondre publiquement à ces questions, qui découlent pourtant directement de leur argumentation. »
Didier Cavin dans Le Journal de Quebec.

mercredi 16 juin 2010

#113

« Dans [le] texte fameux sur le maître et l’esclave [de Phénoménologie de l'Esprit], Hegel montre que la domination de l’homme ne s’exerce pas sur des choses mais sur des êtres qui reconnaissent leur situation inférieure. Le pouvoir des uns sur les autres ne se gagne pas sur la technique ou par la technique, mais grâce à l’idée technicienne (et scientifique) elle-même. La force de conviction du discours technico-scientifique qui laisse croire à la toute puissance des élites pour gouverner le monde s’accompagne donc d’un dispositif socio-technique et dans ce dispositif les communications jouent un rôle essentiel puisque c’est par elles que se constituent la relation maître-esclave, nous dit Severino, tandis qu’un de ses compatriotes ajoute qu’ainsi par les réseaux et la transparence la démocratie devient une procédure d’acclamation des élites. »
Alain Gras, in Phénoménologie des réseaux (sous la direction de P.-A Chardel).


mardi 15 juin 2010

#112


LA COUTURE

Mots faits de chiffres
Appel de chiffres clameur d'or

Collection des bonheurs des goûts et des couleurs
Pour une exposition de chiens
Domestiqués couchants ergotés enragés.


Paul Eluard; Les mains libres.

Terme visuel : Jeff Koones; Ballon Dog.

mercredi 2 juin 2010

#111


« Steve Harvey, animateur de l'émission radiophonique américaine The Steve Harvey Morning Show, ne saurait dire combien de femmes impressionnantes il a rencontrées au fils des ans, que ce soit grâce au volet « Strawberry Letters » de son émission ou durant ses tournées d'humoriste. Ce sont des femmes capables de diriger une petite entreprise, de s'occuper à merveille d'une famille de trois enfants et de diriger un groupe communautaire en même temps. Pourtant, en matière de relations, elles sont incapables de découvrir ce qui réussit auprès des hommes. Pourquoi ? Selon Steve, c'est parce qu'elles cherchent conseil auprès d'autres femmes, alors que seul un homme pourrait leur dire comment gagner le coeur d'un homme et le garder. »

lundi 31 mai 2010

#110




« La complicité des Etats-Unis avec Israël ne vient pas seulement de la puissance d’un lobby sioniste. Elias Sanbar a bien montré comment les Etats-Unis retrouvaient dans Israël un aspect de leur histoire : l’extermination des Indiens, qui, là aussi, ne fut qu’en partie directement physique. Il s’agissait de faire le vide, et comme s’il n’y avait jamais eu d’Indiens, sauf dans des ghettos qui en feraient autant d’immigrés du dedans. À beaucoup d’égards, les Palestiniens sont les nouveaux Indiens, les Indiens d’Israël. »
Gilles Deleuze; Les Indiens de Palestine in Pourparlers.

#109


« Le bienfait qu'est l'indifférence du marché à tout ce qui a trait à la naissance a pour contrepartie que le sujet de l'échange doit laisser modeler ses possibilités innées par la production des marchandises disponibles sur le marché. L'homme reçut son individualité comme quelque chose d'unique, de différent de toutes les autres pour qu'elle ne devienne que plus surement identique à toute les autres. »
Max Horkheimer & Theodor Adorno; La dialectique de la raison.

mardi 25 mai 2010

#108




« [Walter] Benjamin soutient que [l'] expérience du choc éprouvée sur le champ de bataille [durant la première guerre dite mondiale] « est devenue la norme » de la vie moderne. Les expériences qui mobilisaient auparavant la conscience sont désormais la source de chocs qu'elle se doit de parer. Dans les guerres modernes ou dans la production industrielle, dans la foule urbaine ou lors de rencontres érotiques, dans les parcs d'attraction ou les maisons de jeux - le choc est devenu l'essence même de l'expérience moderne. L'environnement altéré par la technologie expose le sensorium humain à des chocs physiques qui trouvent leur correspondance dans le choc psychique [...].
Les réaction motrices aux mouvements saccadés d'une machine qui ne cesse de s'interrompre et de se remettre en toute trouvent leur contrepartie psychique dans le « sectionnement du temps » en séquences répétés ne jouissant d'aucun développement. L'effet sur le système cénesthétique est brutalisant. Les facultés mimétiques plutôt que d'incorporer le monde extérieur comme forme d'encapacitation [empowerment] [...] sont utilisés comme barrage contre lui. Le sourire qui apparait automatiquement sur le visage du passant évite le contact; le réflexe « joue le rôle d'un amortisseur mimétique".
La mimésis n'est nulle part plus apparente comme réflexe défensif à l'usine, où (Benjamin cite Marx) « les travailleurs apprennent à "adapter leurs mouvements au mouvement continu et uniforme de l'automate" ». [...] L'exploitation doit être ici être comprise comme une catégorie cognitive et non économique : le machinisme qui nuit à chacun de ces sens humain paralyse l'imagination du travailleur. Son travail est imperméable à l'expérience; sa mémoire est remplacée par des réactions conditionnées. [...] Le système cénesthétique étant mobilisé pour parer les stimuli technologiques, et ce afin de protéger le corps du traumatisme du choc perceptuel, avoir « perdu son expérience » est devenu la condition générale. Le rôle du système [cénesthétique] se trouve dès lors inversé. Son but est d'insensibiliser l'organisme, d'étouffer les sens, de refouler la mémoire : le système cognitif cénesthétique est devenu anesthésique. Dans cette situation de « crise de la perception », il ne s'agit plus simplement d'éduquer l'oreille brute à l'écoute musicale, mais de lui rendre l'audition. Il ne s'agit plus d'éduquer l'œil à la beauté, mais de luis restaurer la « perceptibilité ». »


Susan Buck-Morss; Voir le Capital, théorie critique et culture visuelle.

Terme visuel :
Daito Manabe; Electric stimulus to face -test4 (merci Bader L.)



lundi 24 mai 2010

#107


« Au temps d'Homère, l'humanité s'offrait en spectacle aux dieux de l'Olympe; elle s'est faite maintenant son propre spectacle. Elle est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre. Voilà quelle esthétisation de la politique pratique le fascisme. La réponse du communisme est de politiser l'art. »
Walter Benjamin; L'œuvre d'art à l'époque de sa reproduction technique.

#106


« Le sujet transcendantal kantien se purge des sens qui mettent en danger l'autonomie, non seulement parce qu'ils mêlent irrémédiablement l'homme au monde, mais plus particulièrement parce qu'ils le rendent passif — « languissant» (schmelzend) est le — et non actif — « courageux » (wacker) —, c'est à dire prédisposé comme les « voluptueux Orientaux » , à la sympathie et aux larmes.
Selon Cassirer, telle fut « la réaction de Kant et de sa pensée en tout point masculine contre l'effémination [Verwiechlichung] et le trop plein de douceur qu'il voyait régner tout au tour de lui. Et c'est en ce sens qu'il fut compris [...], non seulement par Schiller, […] mais aussi par Wilhem von Humboldt, Goethe et Hölderlin, qui s'accordaient avec lui sur ce point. Goethe en fait l'éloge comme comme d'un “service immortel” rendu par Kant, celui d'avoir délivré la morale de la situation de faiblesse et de servilité où l'avait fait choix le pur calcul de la félicité, et ainsi “de nous avoir tous sortis de l'effémination [Verwiechlichung] où nous nous trouvions coinsés” ». »
Susan Buck-Morss; Voir le Capital, théorie critique et culture visuelle.
« Tout autant que l’Occident lui-même, l’Orient est une idée qui a une histoire et une tradition de pensée, une imagerie et un vocabulaire qui lui ont donné réalité et présence en Occident et pour l’Occident. Les deux entités géographiques se soutiennent ainsi et, dans une certaine mesure, se reflètent l’une l’autre. »
Edward W. Saïd; L'Orientalisme, l'Orient crée par l'Occident.

Terme visuel : Eugène Delacroix; La Mort de Sardanapale le grand.

mercredi 19 mai 2010

#105


« Le point qui mérite vraiment d’être répété est que, chez Marx, la place de l’inversion fétichiste réside non pas dans ce que les agents pensent être en train de faire mais dans leur activité sociale elle même. Un sujet bourgeois typique est, dans son attitude consciente, un nominaliste utilitariste. C’est au sein de son activité sociale, dans les échanges sur le marché, qu’il agit comme si les marchandises n’étaient pas de simples objets mais des objets dotés de pouvoirs spéciaux, pleins de « lubies théologiques ». Autrement dit, les agents sont tout à fait conscients de ce qui se passe, ils savent parfaitement que la marchandise-argent n’est qu’une forme réifiée de l’apparence des rapports sociaux, c’est-à-dire que sous les « rapports entre les choses », il y a des « rapports entre les personnes ». Mais le paradoxe est que, dans leur activité sociale, ils agissent comme si ils ne le savaient pas et subissent l’illusion fétichiste. La croyance fétichiste, l’inversion fétichiste, s’incarne dans ce que Marx appelle les « rapports sociaux entre les choses » : dans le fétichisme de la marchandise, ce sont les choses qui croient à notre place.

L’erreur qu’il faut avant tout éviter ici est l’hypothèse humaniste selon laquelle cette croyance incarnée dans les choses, déplacée sur les choses, n’est que la forme réifiée d’une croyance humaine directe, auquel cas la tâche de la reconstitution phénoménologique de la genèse de la « réification » serait de démontrer comment la croyance humaine originelle a été transposée aux choses… Le paradoxe qu’il faut maintenir, à l’opposé d’une tentative d’élaboration d’une genèse phénoménologique, c’est que le déplacement est originel et constitutif. Il n’y a pas de subjectivité immédiate, vivante et présente à soi à qui pourrait être attribuée la croyance dans les « choses sociales » et qui en serait ensuite dépossédée. Certaines croyances, les plus fondamentales, sont d’emblée « décentrées », ce sont les croyances de l’Autre. Le phénomène du « sujet supposé croire » est donc universel et structurellement nécessaire. Le sujet parlant déplace d’emblée sa croyance sur le grand Autre, en tant qu’il relève de l’ordre du pur semblant, de sorte que le sujet « n’y croit jamais vraiment ». Dès le départ, le sujet se réfère à un autre décentré, à qui il impute cette croyance. Toutes les versions concrètes de ce « sujet supposé croire» (des petits-enfants à l’intention desquels les parents feignent de croire au Père Noël, au « travailleur ordinaire » au nom duquel des intellectuels communistes croient au socialisme) occupent la place du grand Autre. Aussi, à la platitude conservatrice selon laquelle tout homme honnête a un besoin profond de croire en quelque chose, il faudrait répondre que tout honnête homme a un besoin profond de trouver un autre sujet qui croit à sa place… »

Slavoj Žižek; Fétichisme et subjectivation interpassive (Intervention au séminaire Marx au XXIe siècle.)

Terme visuel : Georges de La Tour; La diseuse de bonne aventure.

mardi 11 mai 2010

#104


« Ce que j'entends par dissensus n'est pas le conflit des idées ou des sentiments. C'est le conflit de plusieurs régimes de sensorialité. C'est par là que l'art, dans le régime de la séparation esthétique, se trouve toucher à la politique. La politique en effet n'est pas d'abord l'exercice du pouvoir ou la lutte pour le pouvoir. Son cadre n'est pas d'abord défini par les lois et les institutions. La première question politique est de savoir quels objets et quels sujets sont concernés par ces institutions et ces lois, quelles formes de relations concernent, quels sujets sont aptes à désigner ces objets et à en discuter. La politique est l'activité qui reconfigure les cadres sensibles au sein desquels se définissent des objets communs. Elle rompt l'évidence sensible de l'ordre « naturel » qui destine les individus et les groupes au commandement ou à l'obéissance, à la vie publique ou à la vie privée, en les assignant d'abord à tel type d'espace ou de temps, à telle manière d'être, de voir, et de dire. Cette logique des corps à leur place dans une distribution du commun et du privé, qui est aussi une distribution du visible et de l'invisible, de la parole et du bruit, est ce que j'ai proposé d'appeler du terme de police. La politique est la pratique qui rompt cet ordre de la police qui anticipe les relations de pouvoir dans l'évidence même des données sensibles. Elle le fait par l'invention d'une d'une instance d'énonciation collective qui redessine l'espace des choses communes. »
Jacques Rancière; Le spectateur émancipé.

Termes visuel : Quelques manifestations de l'art vandale de Princess Hijab (merci Princesse de Clèves).

dimanche 9 mai 2010

#103 (pour Mounir K.)

« D'abord ce n'est pas vrai que ce n'est jamais vrai. »
Alain Badiou; Éloge de l'amour.

Terme qonore: Pink Floyd; Jugband Blues (A Saucerfull of secrets, 1968)

jeudi 6 mai 2010

#102


« Il faut distinguer clairement l’érotique, comme dimension généralisée de l’échange dans nos sociétés, de la sexualité proprement dite. Il faut distinguer le corps érotique, support des signes échangés du désir, du corps lieu du phantasme et habitacle du désir. Dans le corps/pulsion, le corps/phantasme prédomine la structure individuelle du désir. Dans le corps “ érotisé ”, c’est la fonction sociale d’échange qui prédomine. Dans ce sens, l’impératif érotique qui comme la politesse ou d’autres rituels sociaux passe par un code instrumental de signes, n’est (comme l’impératif esthétique dans la beauté) qu’une variante ou une métaphore de l’impératif fonctionnel.

(...)
Le corps du mannequin n'est plus objet de désir, mais objet fonctionnel, forum de signes où la mode et l'érotique se mêlent. Ce n'est plus un synthèse de gestes, même si la photographie de mode déploie tout son art à recréer du gestuel et du naturel par un processus de simulation, ce n'est plus à proprement parler un corps mais une forme.
C'est là où tous les censeurs modernes se trompent (ou veulent bien se tromper) : c'est que dans la publicité et la mode, le corps nu se refuse comme chair, comme sexe, comme finalité du désir, instrumentalisant au contraire les parties morcelées du corps dans un gigantesque processus de sublimation, de conjuration du corps dans son évocation même.
Comme l'érotique est dans les signes, jamais dans le désir, la beauté fonctionnelle des mannequins est dans la “ ligne ”, jamais dans l'expression. Elle est même et surtout absence d'expression. L'irrégularité ou la laideur feraient ressurgir du sens : elles sont exclues. Car la beauté est toute entière dans l'abstraction, dans le vide, dans l'absence et la transparence extatique. Cette désincarnation, se résume à la limite dans le regard. Ces yeux fascinants/fascinés, en abîme, ce regard sans objet - à la fois sursignification du désir et absence totale du désir - sont beaux dans leur érection vide, dans l'exaltation de leur censure. C'est là leur fonctionnalité. Yeux de méduse, yeux médusés, signes purs. Ainsi, tout au long du corps dévoilé, exalté, dans ces yeux spectaculaires, cernés par la mode, et non par le plaisir, c'est le sens même du corps, c'est la vérité du corps qui s'abolit dans un processus hypnotique.

(...)

Il en est du corps comme de la force de travail. Il faut qu'il soit “ libéré, émancipé ” pour pouvoir être exploité rationnellement à des fins productivistes. De même qu'il faut que jouent la livre détermination et l'intérêt personnel - principes formels de la liberté individuelle du travailleur - pour que la force puisse se muer en demande salariale et valeur d'échange, de même il faut que l'individu puisse redécouvrir son corps et l'investir narcissiquement - principe formel du plaisir - pour que la force du désir puisse se muer en demande d'objets signes manipulables rationnellement. Il faut que l'individu se prenne lui-même comme objet, comme le plus beau des objets, comme le plus précieux materiel d'échange, pour que puisse s'instituer au niveau du corps déconstruit, de la sexualité déconstruite, un processus économique de rentabilité.

(...)

S’il est évident que ce processus de réduction du corps à la valeur d’échange Esthétique/Erotique touche aussi bien le masculin que le féminin c’est cependant la femme qui orchestre, ou plutôt sur laquelle s’orchestre ce grand Mythe Esthétique/Erotique. Il faut trouver à cela une raison autre que celles, archétypales, du type : « La Sexualité, c’est la Femme, parce c’est la Nature, etc. ». Il est vrai que d’ans l’ère historique qui nous concerne, la femme s’est trouvée confondue avec la sexualité maléfique et condamnée comme telle. Mais cette condamnation morale/sexuelle est tout entière sous-tendue, par une servitude sociale : la femme et le corps ont partagé la même servitude, la même relégation tout au long de l’histoire occidentale. La définition sexuelle de la femme est d’origine historique : le refoulement du corps et l’exploitation de la femme sont placés sous le même signe qui veut que toute catégorie exploitée (donc menaçante) prenne automatiquement une définition sexuelle. Les Noirs sont “ sexualisés ” pour la même raison, non parce qu’ils “ seraient plus proches de la Nature ”, mais parce qu’ils sont serfs et exploités. La sexualité refoulée, sublimée, de toute une civilisation se conjugue forcément avec la catégorie dont le refoulement social, la sujétion constitue la base même de cette culture.



De même que femme et corps furent solidaires dans la servitude, l'émancipation de la femme et l'émancipation du corps sont logiquement et historiquement liées. Mais nous voyons que cette émancipation simultanée se fait sans que soit du tout levée la confusion idéologique fondamentale entre la femme et la sexualité - l'hypothèque puritaine pèse encore de tout son poids. Mieux : elle prend aujourd'hui seulement toute son ampleur, puisque la femme, jadis asservie en tant que sexe, aujourd'hui est “ LIBÉRÉE ” en tant que sexe. Si bien qu'on voit s'approfondir sous toutes les formes cette confusion presque irréversible désormais puisque c'est à mesure qu'elle se libère que la femme se confond de plus en plus avec son corps. Mais nous avons vu dans quelles conditions : en fait, c'est la femme apparemment libérée qui se confond de plus en plus avec son propre corps. Mais nous avons vu dans quelles conditions : en fait, c'est la femme apparemment libéré. On peut dire des femmes comme du corps, comme des jeunes et de toutes les catégorie, dont l'émancipation constitue le leitmotiv de la société démocratique moderne : tout ce au nom de quoi ils sont “ émancipés - la liberté sexuelle, l'érotisme, le jeu, etc. - s'institue en système de valeurs "de tutelle. Valeurs “ irresponsables, orientant en même temps des conduites de consommation et de relégation sociale - l'exaltation même, l'excès d'honneur barrant la responsabilité économique et sociale réelle.


(...)

Admirable cercle vicieux de l' “ émancipation dirigée, qu'on retrouve pour la femme : confondant la femme et la libération sexuelle, on les neutralise l'une par l'autre. La femme se "consomme" à travers la libération sexuelle, la libération sexuelle se "consomme" à travers la femme. On les neutralise l'une par l'autre.


(...)

Ce que nous voulons dire, c'est que cette relative émancipation concrète, parce qu'elle est l'émancipation des femmes, des jeunes, du corps en tant que catégories immédiatement indexées sur une partie fonctionnelle,se double d'une transcendance mythique, ou plutôt se dédouble en une transcendance, en une objectivation comme mythe. »

Jean Baudrillard; La société de consommation.

Termes visuels :

Cindy Sherman; Untitled #261.
Jean-Baptiste Mondini; Sans-titre.
Hans Bellmer; The Doll.
Nan Goldin; Heart-Shaped Bruise.
Wilhelm Freddie; Sex-paralyseappeal.
Bayros; Ex-libris of Sweet Snail.
Gena Rowlands dans Faces de John Cassavetes (merci Racha)