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jeudi 14 avril 2011

#125


« Force est donc de constater qu'au nom d'une laïcité travestie, qui n'entretient que de lointains rapports avec la figue historique et juridique de la véritable laïcité, c'est autre chose qui se joue : l'invention d'un modèle républicain avant tout destiné à faire barrage à des demandes de reconnaissance et de justice émanant de catégories de la population qu'on soupçonne régulièrement de manquer de loyauté à l'égard des institutions et des valeurs nationales. Cet essentialisme laïc propose un cadre unitaire d'intégration des individus qui laisse peu de place au pluralisme. Ce modèle français est celui d'un libéralisme communautaire. On est libéraux, c'est-à-dire formalistes, individualistes, universalistes, à l'égard de tout ce qui pourrait constituer des communautés sur le sol national, de ce qu'on soupçonne toujours de vouloir engendrer du communautarisme. Il n'y a que l'individu qui compte, on met l'accent sur les libertés individuelles, mais c’est d’un libéralisme communautaire qu’il s’agit, puisqu’au niveau national, en revanche, on refait communauté au niveau républicain, et la république est la communauté de référence. D’où, d’ailleurs, le double registre d’argumentation mobilisé en permanence : une argumentation sur les libertés individuelles, une argumentation sur les libertés collectives. Dans cette argumentation, tantôt la laïcité est menacée par l’atteinte aux libertés individuelles et par un enrôlement des personnes dans une communauté, tantôt on dénonce l’atteinte aux valeurs collectives, celles qui fondent l’identité républicaine, avec, parfois une rhétorique qui consiste à passer de l’un à l’autre sans que le lien ne soit établi. Cette manière d’argumenter rappelle la phrase de la Fontaine à propos de la chauve-souris : “Je suis oiseau: voyez mes ailes ... - Je suis souris, vivent les rats!” Paradoxalement, alors même que l’essentialisme laïque ne cesse de dénoncer les dérives du communautarisme, il verse dans ce qu’on pourrait appeler un communautarisme national-républicain. »

Joël Roman, « Pourquoi la laïcité » in La République mise à nu par son immigration (sous la dir. de Nacira Guénif-Souilamas)

mardi 12 avril 2011

#124

barbarisme.

Midi au soleil. Je croque dans ma tartine tandis que ma voisine disserte sur les pigeons qui squattent le square, bon enfant, je participe de quelques rosseries sur la volaille qui ne risque pas de le prendre mal ; et puis de toute manière, je m’en fous : j’aime pas les pigeons. Et puis là, sans prévenir, elle m’arrose de cette remarque en pointant du nez l’homme qui, assis de l’autre coté du square, jette du pain en miette aux volatiles : « c’est bizarre, c’est bien la première fois que je vois un black donner à manger à des animaux ». Sans doute par cet anglicisme superflu voulait-elle dire un « Noir », mais pour qui comme moi est attentif à certains mots à leurs usages, cette euphémisation de la négritude ne surprend guère plus : la France coloniale à si bien trainé le mot Noir dans la fange que ses petits-enfants ne veulent plus user de ce mot sans recourir à l’hygiène des précautions oratoires. Moi, ne voyant pas où elle voulait en venir exactement, et sujet à la décadence prandiale, gribouille par conséquent quelques mots afin de changer de sujet. Elle, vaillante, s’enfonce, ou plutôt m’enfonce : « mais tu sais, chez eux, ils n’ont même pas de quoi nourrir leurs enfants, donc du coup… Et puis, les animaux là bas sont sauvages, donc ils peuvent se débrouiller seuls, donc ils ne comprennent pas pourquoi nous on donne à manger aux animaux, et au fond, ils ont raison… ». Devant toute la crasse de ce préjugé raciste bien intentionné — celui le nègre brave dans la misère, à l’instinct intact, au bon sens naturel qui lui révèle donc le fond des choses — mon estomac qui n’a pas réagi le moins du monde, semblait chercher à me dire, comme un certain Joubert, qu’il « y a des erreurs invincibles qu’il ne faut jamais attaquer ». Je me suis tu, et ne l’ai plus écouté jusqu’à ce que j’eus signe qu’elle avait changé de sujet.

Cela dit, cette impuissance face aux expressions du racisme les plus confiantes et les plus quotidiennes — je ne dis pas « ordinaires », parce que qualifier le racisme d’ordinaire est franchir l’ignoble pour le criminel — est une question épuisante pour bon nombre de mes amis antiracistes, qu’ils soient racisés ou blancs. D’autant plus épuisante quand on s’est ruiné à penser la question et à confronter la théorie à la pratique, tout en évitant les vieux pièges qui veulent que le racisme soit une « peur de l’Autre », « une fausse opinion » ou « un truc de beaufs », pour buter sur son caractère systémique et concret. J’y est donc pensé longtemps cette « scène », en me demandant ce que j’aurais pu bien dire pour lui répondre, sans résultat aucun, si ce n’est devoir « lui expliquer tout depuis le Big Bang », selon l’expression consacrée de mon ami Vincent. Mais voilà, surprise, je tombe sur cet extrait de l’Empire du langage, essai d’un jeune linguiste du nom de Laurent Dubreuil, qui a le mérite d’éclaircir la question (mais qui n’en reste pas moins sujet à caution) :

« Plutôt que de regrouper tous les énoncés douteux par principe sous la rubrique du néocolonialisme, plutôt que de réclamer une décolonisation des cerveaux sur le modèle de dénazification — distinguons. Il arrive que des propos trahissent moins un inconscient collectif qu’une absence de pensée. Exigence morale, chacun doit se défaire du verbiage et trouver le moyen de s’effectuer en parlant (au lieu de réciter le non-dit des pouvoirs). On ne se leurra pas, enfin, sur le rôle de la programmation sociale. Elle existe consubstantiellement à la société. La répression à ses degrés, qui ne se confondent pas. Cela dit, il ne sert à rien de rêver la société libre, il est périlleux de remplacer une prescription par une autre. Il ne faut pas plus métisser que décoloniser la pensée, mieux vaut se doter de conditions pour une pensée renouvelée, apprendre à se déprendre de l’hérité, puis inventer. »