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mercredi 5 mai 2010

#101


« Il faut abandonner l’idée reçue que nous avons d’une société d’abondance comme d’une société dans laquelle tous les besoins matériels (et culturels) sont aisément satisfaits car cette idée fait abstraction de toute logique sociale. Il faut rejoindre l'idée, reprise par Marshall Sahlins (...) selon laquelle ce sont nos sociétés industrielles et productivistes, au contraire de certaines sociétés primitives, qui sont dominées par la rareté, par l’obsession de la rareté caractéristique de l’économie de marché. Plus on produit, plus on souligne, au sein même de la profusion, l'éloignement irrémédiable du terme final que serait l'abondance - définie comme l'équilibre de la production humaine et des finalités humaines. Puisque ce qui est satisfait dans une société de croissance, et de plus en plus satisfait à mesure que s’accroît la productivité, ce sont les besoins mêmes de l’ordre de production, et non les “besoins de l’homme, sur la méconnaissance desquels repose au contraire tout le système, il est clair que l’abondance recule indéfiniment : mieux, elle est irrémédiablement niée au profit de l’organisation de la rareté (la pénurie structurelle).
Pour Sahlins c'étaient les chasseurs-collecteurs (tribus nomades primitives d'Australie, du Kalahari, etc.) qui connaissent l'abondance véritable malgré leur absolue pauvreté . Les primitifs n'y possèdent rien en propre, ils ne sont pas obsédés par leurs objets, qu'ils jettent à me sure pour mieux se déplacer. Pas d'appareil de production ni de travail : ils chassent cueillent à loisir, pourrait-on dire, et partagent tout entre eux. Leur prodigalité est totale : ils consomment d'emblée, pas de calcul économique, pas de stocks. Le chasseur-collecteur n'a rien Homo œconomicus d'invention bourgeoise. Il ne connais pas les fondements de l'Économie Politique. Il reste même toujours en deçà des énergie humaines, des ressources naturelles, alors que notre système est marqué (et de plus en plus avec le perfectionnement technique) par le désespoir face à l'insuffisance des moyens humains, par une angoisse radicale et catastrophique qui est l'effet profond de l'économie de marché et de la concurrence généralisée.
L' imprévoyance et la prodigalité collectives, caractéristiques des sociétés primitives, sont le signe de l'abondance réelle. Nous n'avons que les signes de l'abondance. Nous traquons, sous un gigantesque appareil de production, les signes de la pauvreté et de la rareté. Mais la rareté, ne consiste, dit Sahlins, ni en une faible quantité de biens, ni simplement en un rapport entre les fins et les moyens : c'est avant tout un rapport entre les hommes. Ce qui fonde la confiance”, des primitifs, et qui fait qu'ils vivent l'abondance dans la faim même, c'est finalement la transparence et la réciprocité des liens sociaux. »
Jean Baudrillard; La société de consommation.

Terme visuel : Banksy; Trolleys.


Arrêtons-nous ici pour examiner avec attention le primitivisme de Baudrillard. Je dis "primitivisme" par analogie aux autres aires de savoir occidental s'affabulant de ismes, le plus institutionnalisé, prodigue et commenté étant l'Orientalisme. Primitivisme parce que l'appel fait aux mœurs paradoxalement originelles et exotiques, à cette ontologie du primitif ne se limite pas dans le texte de Baudrillard - par ailleurs d'une intelligence critique rare, bien qu'il n'ait rien apporté de fondamentalement nouveau aux travaux de Veblen, de Macluhan ou de Marcuse - à un usage illustratif ou anecdotique, mais constitue bel et bien une sorte de constante épistémologique qui sous-tend sa thèse et qui se cristallise à plusieurs moment forts de celle-ci, notamment dans son évocation du mythe du Cargo qui reste un des passages les plus marquants de "La société de consommation." . Il s'agit aussi de ne pas se méprendre en attribuant cet abus au style désabusé et quelque peu prophétique de l'essayiste et au souffle aristocratisme nostalgique qui semble le mouvoir ou bien à ses emprunts quelques fois peu rigoureux à l'anthropologie structurale de Lévi-Strauss (qui n'échappe d'ailleurs pas au tropisme) ou à l'ethnologie de Veblen. Il me faut pour cela ajouter qu'à travers mes lectures des textes littéraires et scientifiques occidentaux, et avec tout le recul que peut permettre un certain appareillage critique articulé à mon expérience vécue, j'ai pu relever une inclinaison à ce genre de polarisation dans bon nombre de ces textes même les mieux intentionnés. L'origine de la chose est à mon sens à chercher dans cette nécessité même de toute approche scientifique positive du réel à compartimenter celui-ci pour mieux le manipuler mais à chercher aussi dans la constitution même du sujet scientifique du XIXème et XXème sciècle marqué par ce qui ressemble, pour paraphraser Alain Badiou à un transcendantal colonialiste ces divisions ayant un rôle politique fondamental puisque, en prenant l'Orientalisme comme mesure, « [elles] sont des idées générales dont la fonction, dans l'histoire et à présent, est d'insister sur l'importance de la distinction entre certains hommes et certains autres, dans une intention qui d'habitude n'est pas particulièrement louable. Quand on utilise des catégories telles qu'Oriental et Occidental à la fois comme point de départ et comme point d'arrivée pour des analyses, des recherches, pour la politique (...), cela a d'ordinaire pour conséquence de polariser la distinction : l'Oriental devient plus oriental, l'Occidental plus occidental.» (Eward w. Saïd, L'Orientalisme).