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jeudi 6 mai 2010

#102


« Il faut distinguer clairement l’érotique, comme dimension généralisée de l’échange dans nos sociétés, de la sexualité proprement dite. Il faut distinguer le corps érotique, support des signes échangés du désir, du corps lieu du phantasme et habitacle du désir. Dans le corps/pulsion, le corps/phantasme prédomine la structure individuelle du désir. Dans le corps “ érotisé ”, c’est la fonction sociale d’échange qui prédomine. Dans ce sens, l’impératif érotique qui comme la politesse ou d’autres rituels sociaux passe par un code instrumental de signes, n’est (comme l’impératif esthétique dans la beauté) qu’une variante ou une métaphore de l’impératif fonctionnel.

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Le corps du mannequin n'est plus objet de désir, mais objet fonctionnel, forum de signes où la mode et l'érotique se mêlent. Ce n'est plus un synthèse de gestes, même si la photographie de mode déploie tout son art à recréer du gestuel et du naturel par un processus de simulation, ce n'est plus à proprement parler un corps mais une forme.
C'est là où tous les censeurs modernes se trompent (ou veulent bien se tromper) : c'est que dans la publicité et la mode, le corps nu se refuse comme chair, comme sexe, comme finalité du désir, instrumentalisant au contraire les parties morcelées du corps dans un gigantesque processus de sublimation, de conjuration du corps dans son évocation même.
Comme l'érotique est dans les signes, jamais dans le désir, la beauté fonctionnelle des mannequins est dans la “ ligne ”, jamais dans l'expression. Elle est même et surtout absence d'expression. L'irrégularité ou la laideur feraient ressurgir du sens : elles sont exclues. Car la beauté est toute entière dans l'abstraction, dans le vide, dans l'absence et la transparence extatique. Cette désincarnation, se résume à la limite dans le regard. Ces yeux fascinants/fascinés, en abîme, ce regard sans objet - à la fois sursignification du désir et absence totale du désir - sont beaux dans leur érection vide, dans l'exaltation de leur censure. C'est là leur fonctionnalité. Yeux de méduse, yeux médusés, signes purs. Ainsi, tout au long du corps dévoilé, exalté, dans ces yeux spectaculaires, cernés par la mode, et non par le plaisir, c'est le sens même du corps, c'est la vérité du corps qui s'abolit dans un processus hypnotique.

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Il en est du corps comme de la force de travail. Il faut qu'il soit “ libéré, émancipé ” pour pouvoir être exploité rationnellement à des fins productivistes. De même qu'il faut que jouent la livre détermination et l'intérêt personnel - principes formels de la liberté individuelle du travailleur - pour que la force puisse se muer en demande salariale et valeur d'échange, de même il faut que l'individu puisse redécouvrir son corps et l'investir narcissiquement - principe formel du plaisir - pour que la force du désir puisse se muer en demande d'objets signes manipulables rationnellement. Il faut que l'individu se prenne lui-même comme objet, comme le plus beau des objets, comme le plus précieux materiel d'échange, pour que puisse s'instituer au niveau du corps déconstruit, de la sexualité déconstruite, un processus économique de rentabilité.

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S’il est évident que ce processus de réduction du corps à la valeur d’échange Esthétique/Erotique touche aussi bien le masculin que le féminin c’est cependant la femme qui orchestre, ou plutôt sur laquelle s’orchestre ce grand Mythe Esthétique/Erotique. Il faut trouver à cela une raison autre que celles, archétypales, du type : « La Sexualité, c’est la Femme, parce c’est la Nature, etc. ». Il est vrai que d’ans l’ère historique qui nous concerne, la femme s’est trouvée confondue avec la sexualité maléfique et condamnée comme telle. Mais cette condamnation morale/sexuelle est tout entière sous-tendue, par une servitude sociale : la femme et le corps ont partagé la même servitude, la même relégation tout au long de l’histoire occidentale. La définition sexuelle de la femme est d’origine historique : le refoulement du corps et l’exploitation de la femme sont placés sous le même signe qui veut que toute catégorie exploitée (donc menaçante) prenne automatiquement une définition sexuelle. Les Noirs sont “ sexualisés ” pour la même raison, non parce qu’ils “ seraient plus proches de la Nature ”, mais parce qu’ils sont serfs et exploités. La sexualité refoulée, sublimée, de toute une civilisation se conjugue forcément avec la catégorie dont le refoulement social, la sujétion constitue la base même de cette culture.



De même que femme et corps furent solidaires dans la servitude, l'émancipation de la femme et l'émancipation du corps sont logiquement et historiquement liées. Mais nous voyons que cette émancipation simultanée se fait sans que soit du tout levée la confusion idéologique fondamentale entre la femme et la sexualité - l'hypothèque puritaine pèse encore de tout son poids. Mieux : elle prend aujourd'hui seulement toute son ampleur, puisque la femme, jadis asservie en tant que sexe, aujourd'hui est “ LIBÉRÉE ” en tant que sexe. Si bien qu'on voit s'approfondir sous toutes les formes cette confusion presque irréversible désormais puisque c'est à mesure qu'elle se libère que la femme se confond de plus en plus avec son corps. Mais nous avons vu dans quelles conditions : en fait, c'est la femme apparemment libérée qui se confond de plus en plus avec son propre corps. Mais nous avons vu dans quelles conditions : en fait, c'est la femme apparemment libéré. On peut dire des femmes comme du corps, comme des jeunes et de toutes les catégorie, dont l'émancipation constitue le leitmotiv de la société démocratique moderne : tout ce au nom de quoi ils sont “ émancipés - la liberté sexuelle, l'érotisme, le jeu, etc. - s'institue en système de valeurs "de tutelle. Valeurs “ irresponsables, orientant en même temps des conduites de consommation et de relégation sociale - l'exaltation même, l'excès d'honneur barrant la responsabilité économique et sociale réelle.


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Admirable cercle vicieux de l' “ émancipation dirigée, qu'on retrouve pour la femme : confondant la femme et la libération sexuelle, on les neutralise l'une par l'autre. La femme se "consomme" à travers la libération sexuelle, la libération sexuelle se "consomme" à travers la femme. On les neutralise l'une par l'autre.


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Ce que nous voulons dire, c'est que cette relative émancipation concrète, parce qu'elle est l'émancipation des femmes, des jeunes, du corps en tant que catégories immédiatement indexées sur une partie fonctionnelle,se double d'une transcendance mythique, ou plutôt se dédouble en une transcendance, en une objectivation comme mythe. »

Jean Baudrillard; La société de consommation.

Termes visuels :

Cindy Sherman; Untitled #261.
Jean-Baptiste Mondini; Sans-titre.
Hans Bellmer; The Doll.
Nan Goldin; Heart-Shaped Bruise.
Wilhelm Freddie; Sex-paralyseappeal.
Bayros; Ex-libris of Sweet Snail.
Gena Rowlands dans Faces de John Cassavetes (merci Racha)